Épilogue
C’était la nuit la plus longue, celle au cours de laquelle le peuple de la Grande Prairie se rassemble pour dire à ses morts un dernier adieu. Enveloppée de fourrures, je laissai Keir me prendre la main et me conduire dehors, dans la Grande Prairie couverte d’une épaisse couche de neige.
Au royaume de Xy, cette nuit est celle où l’on célèbre le Grand Mariage du Dieu et de la Déesse, les épousailles sacrées du Seigneur du Soleil et de la Dame de la Lune et des Étoiles. Et comme pour tout mariage, cette célébration est l’occasion de réjouissances et de ripailles.
Rien de tel pour le peuple des plaines.
Le froid me coupa le souffle quand nous sortîmes de l’abri d’hivernage pour nous fondre dans la nuit noire. Nous nous enfoncions dans la neige qui craquait sous les semelles de nos bottes. Me voyant chanceler, Keir me prit par le coude et fit signe à Rafe et à Prest de passer devant – ce qu’ils pouvaient considérer comme un honneur, mais qui allait aussi leur permettre de nous ouvrir un chemin dans l’épais tapis neigeux.
Consciente de la manœuvre, j’adressai à Keir un regard entendu qu’il me rendit en l’assortissant d’un clin d’œil. Avant de quitter l’abri, il avait tenu à m’emmitoufler lui-même de fourrures, si bien que seuls mes joues, mes yeux et ma bouche étaient au contact de l’air froid.
Un mois s’était écoulé depuis que j’avais été confirmée en tant que Captive. J’avais eu le temps de découvrir que si la saison froide n’était pas aussi redoutable dans la Grande Prairie qu’au royaume de Xy, elle n’en demeurait pas moins difficile.
Du Cœur des Plaines, il ne restait rien que le dallage de pierre du chapiteau des Anciens. Le lac s’était rapidement couvert d’une couche de glace, et les habitants de la cité de toile étaient retournés avec leurs troupeaux sur le territoire de leur Tribu pour la saison froide.
Il ne restait près du grand lac gelé que Keir, moi, et ceux qui avaient choisi d’hiverner avec nous. Quelques tentes encore debout servaient d’abris durant la journée aux gardiens des troupeaux de gurtles et de chevaux. Mais, à la nuit tombée, tous regagnaient les abris d’hivernage, longues constructions basses à moitié enterrées qui tenaient plus de caves améliorées que de véritables bâtisses.
J’avais entendu dire qu’un peu plus à l’ouest, quelques abris d’hivernage disposaient de sources chaudes qui permettaient à certains de passer tout l’hiver près du Cœur des Plaines. Cela me faisait tellement penser aux thermes de Fort-Cascade, installés dans les sous-sols du palais royal, que j’étais curieuse de les voir.
Mais Keir avait décidé que nous voyagerions vers le sud, après la plus longue nuit, pour rejoindre le territoire traditionnel de la Tribu du Tigre. En dépit de la décision du Conseil, nombre des siens lui restaient fidèles. Parmi eux, nous pourrions réfléchir tout l’hiver aux options qui s’offraient à nous.
Un appui de taille était venu changer quelque peu la donne. Liam avait proposé son aide et son soutien à Keir pour reconquérir son titre de Seigneur de Guerre, en lui épargnant autant que possible les éliminatoires du printemps. J’étais quant à moi plus que favorable à cette solution, qui nous permettrait de retourner au royaume de Xy dès que les neiges auraient fondu.
Bien sûr, Liam nous avait clairement fait comprendre qu’il y aurait un prix à payer pour son soutien. En entendant cela, Keir et moi avions échangé un regard entendu. Dès le printemps, Marcus pouvait s’attendre à soutenir un siège, de la part de son Promis autant que de la part de ceux qui l’aimaient.
Rien n’est certain ni définitivement acquis… sauf le fait que rien n’est jamais définitif ni acquis dans l’existence. Nous savions, Keir et moi, que le chemin à parcourir pour que notre rêve se réalise serait encore long et semé d’embûches. Mais le plus important, notre plus grande victoire, c’était que ce chemin, nous le parcourrions ensemble.
Ceux qui nous accompagnaient étaient sortis de l’abri d’hivernage derrière nous. La plupart restaient silencieux et recueillis, mais quelques-uns ne purent retenir des cris de ravissement devant la beauté du paysage nocturne. Les têtes se levaient vers le ciel noir et sans lune, empli d’étoiles. Il y en avait tant qu’on aurait cru pouvoir les cueillir rien qu’en tendant le bras. Jamais je n’en avais vu un si grand nombre. Dans la Grande Prairie, l’infini des terres n’avait d’égal que celui des cieux.
L’ambiance était lourde au sein de notre procession. Même Simus semblait grave et sombre. Nombre d’entre nous portaient des torches, mais aucune n’était allumée. Ce fut donc dans le noir le plus complet que nous rejoignîmes le cercle de pierre, Joden ouvrant la marche. Parce que le vent y chassait la neige en permanence, il avait estimé que ce serait l’endroit idéal.
Joden n’était toujours pas barde des Tribus, et il avait décidé d’attendre que son cœur ait retrouvé la paix pour revendiquer ce statut. Keir lui avait néanmoins demandé de conduire la cérémonie, ce qu’il avait accepté. Car, en cette nuit la plus longue de l’année, venus de toutes les Tribus éparpillées, les habitants de la Grande Prairie sortaient de leurs abris d’hivernage pour pleurer leurs morts une dernière fois et leur dire adieu.
Keir tourna la tête pour s’assurer que je le suivais. Je lui adressai un sourire rassurant, qu’il me rendit. Marcus arrivait juste derrière moi, et à sa suite venaient tous les hommes, les femmes et les enfants qui hivernaient avec nous.
En cette nuit particulière, je me sentais habitée par un profond sentiment de paix. Au fond de mon cœur, je parvenais presque à trouver la force de pardonner à Xymund qui, dans sa folie, ne rêvait que de me voir morte. Car s’il n’avait pas décidé de me sacrifier, que serais-je devenue ? Sans doute n’aurais-je jamais quitté Fort-Cascade pour suivre mon Seigneur de Guerre et tenter de me faire adopter par son peuple.
Seul le bruit de la neige craquant sous nos pas troublait le silence. En dépit de l’absence de lumière, je voyais mon souffle se condenser au sortir de mes lèvres en un panache de buée. Jamais je n’avais connu de nuit si claire, de voûte étoilée si lumineuse.
Enfin, nous parvînmes au cercle de pierre. Joden alla se placer au centre. Main dans la main, nous nous arrêtâmes à quelques pas de lui, Keir et moi. Dans notre dos, tous ceux qui nous avaient suivis se regroupèrent face au barde en devenir.
Joden leva alors les mains vers le ciel.
— Attendons que les morts nous reviennent ! lança-t-il d’une voix profonde et mélodieuse qui m’arracha un frisson. Ceux qui ont quitté cette vie depuis la dernière plus longue nuit. Ceux qui nous ont suivis tout au long de cette saison. Attendons nos morts pour qu’ils se libèrent, et libérons avec eux nos peurs, nos regrets, notre douleur.
Je ne pus rien faire pour les retenir. À peine eut-il cessé de parler que mes larmes coulèrent le long de mes joues glacées. Je sentis la main de Keir serrer la mienne et tournai la tête pour le regarder. Dans le bleu de ses yeux, rendu plus sombre par la pénombre, je crus voir les étoiles se refléter, et je lui souris à travers mes larmes.
Marcus, dans mon dos, posa brièvement sa main sur mon épaule, comme pour me consoler. Pour pouvoir nous suivre, il s’était lui aussi emmitouflé de la tête aux pieds. C’était à peine s’il était possible de distinguer son visage sous sa capuche baissée. Mais, contrairement à moi, c’était pour ne pas offenser les Cieux, et non pour avoir chaud, qu’il s’était couvert ainsi.
— Accueillons nos morts, reprit Joden d’un ton ému. Qu’ils soient parmi nous les bienvenus…
Toutes les têtes se tournèrent soudain vers une éminence qui dominait à l’ouest le Cœur des Plaines. Surprise, je fis de même et plissai les yeux pour scruter l’obscurité. Qu’attendions-nous tous ainsi ? Et qu’étions-nous censés voir ? Les Firelandais, la terre et le vent eux-mêmes semblaient figés dans cette attente.
— Les voilà ! souffla Joden en pointant le doigt vers l’horizon.
J’entendis les sabots marteler le sol avant même de voir quoi que ce soit. Et lorsqu’un troupeau de chevaux fantômes, impalpables et comme illuminés de l’intérieur, passa la crête pour dévaler la pente vers la plaine, je ne pus retenir un petit cri de surprise et d’émerveillement mêlés.
Me voyant chanceler, Keir passa un bras autour de ma taille.
Les chevaux galopaient vers nous, sauvages et libres, la crinière et la queue au vent, laissant dans leur sillage une fine traîne de lumière argentée. Tandis qu’ils s’approchaient, mes yeux s’écarquillèrent davantage encore lorsque je constatai qu’ils n’arrivaient pas seuls.
Des cavaliers étaient montés sur leur dos.
Dans un tourbillon de mouvement et de lumière, les chevaux décrivirent un large cercle autour de nous. Ils se trouvaient suffisamment proches, à présent, pour que nous puissions les admirer tout à notre aise.
Les visages de leurs cavaliers, bien que fantomatiques, étaient eux aussi parfaitement reconnaissables. On ne découvrait ni tristesse ni douleur sur leurs traits. Juste une joie sereine et une paix profonde.
Autour de moi, on se mit à crier des noms, à appeler des amis, des bien-aimés, pour attirer une dernière fois leur attention. Keir joignit sa voix à celle des autres, criant des noms que je ne connaissais pas. Quatre fois, la procession des morts fit le tour du cercle de pierre. Puis les fantômes des chevaux galopèrent droit sur nous et l’émotion me submergea.
Je pouvais les voir, radieux et souriants, habillés comme ils l’avaient été de leur vivant, tous ces amis chers que j’avais été incapable de sauver. Isdra, avec sa longue natte argentée dans le dos ; Epor, avec sa barbe, sa cuirasse et la poignée de sa masse d’armes dépassant de son épaule. D’une voix étranglée, je criai leurs noms tandis qu’ils passaient près de moi. Epor tourna la tête et me sourit.
— Keekaï ! hurla Keir.
Effectivement, elle était là, devant nous, riant à gorge déployée. Elle tendit le bras, en passant près de nous à nous effleurer, et je retins mon souffle. J’aurais juré qu’au passage elle avait ébouriffé les cheveux de Keir…
La foule autour de moi continuait à crier les noms de tous ceux qui étaient partis, tandis que ceux-ci défilaient une dernière fois au sein des vivants. Le cœur serré, je joignis ma voix à ces adieux, saluant mes amis. Mais ce n’était pas sans une certaine inquiétude que mes yeux scrutaient les rangs des morts. Il en restait un que je n’avais pas encore vu. Enfin, je le découvris – ou, plus exactement, ce fut lui qui me trouva.
Gils !
Du haut de son cheval, qui venait de s’arrêter devant moi, il me regardait, le visage aussi juvénile, empreint de la même intelligence et de la même vivacité d’esprit qu’autrefois. Du bout des doigts, je lui envoyai un baiser. Et ce fut d’une voix vibrante d’émotion que je lui lançai :
— Je suis si fière de toi, Gils !
Je regrettais tant de ne pas le lui avoir dit quand il était encore en vie…
À ces mots, ses yeux s’illuminèrent. Un large sourire fendit son visage, et il tira sur ses rênes pour faire repartir sa monture. En passant près de moi, il se pencha et je sentis une main froide me caresser la joue. Un frisson me secoua de la tête aux pieds.
Clignant des paupières, je vis le troupeau de chevaux fantômes se rassembler à l’extérieur du cercle de pierre. Après en avoir fait une dernière fois le tour, ils s’éloignèrent en direction des hauteurs d’où ils étaient venus. Mais au lieu de disparaître derrière la crête, ils continuèrent sur leur lancée et s’élevèrent dans le ciel, jusqu’aux étoiles, au milieu desquelles ils se fondirent peu à peu, chevaux ailés nimbés de lumière.
Ils étaient partis. Définitivement.
Je fondis en larmes, de même que de nombreux autres autour de moi. Je pleurais librement sur ceux que nous avions tant aimés et qui n’étaient plus là.
Une nausée monta en moi, que je m’efforçai d’ignorer. Par la Déesse, non, pas maintenant ! À tâtons, je partis à la recherche dans ma sacoche de feuilles de menthe séchées, que je glissai sous ma langue.
Non loin de moi, un briquet à amadou produisit ses étincelles. Une torche s’enflamma. Et la voix de Joden, solennelle, s’éleva dans la nuit.
— Ils sont partis, au-delà des neiges, et jusqu’aux étoiles. Ainsi en est-il depuis toujours. Et ainsi en sera-t-il à jamais.
Je grimaçai en entendant ces paroles. Ce qui était bon pour les morts ne l’était pas forcément pour les vivants. Dans la mienne, je serrai la main de Keir, qui m’adressa un regard de compréhension. Venant se placer face à moi, il leva en l’air nos deux mains liées. Nos regards se rivèrent l’un à l’autre. Dans le sien, je lus la même détermination que celle qui m’animait. À nous deux, nous étions capables d’apporter ces changements dont avaient tant besoin le royaume de Xy et la Grande Prairie. Notre amour était si puissant qu’il pouvait changer le monde.
De nouveau, la nausée me tordit l’estomac. Je glissai ma main libre dans mes fourrures et la posai sur mon ventre qui commençait à s’arrondir, adressant une prière muette à mon enfant. Pas maintenant, petit être. Plus tard, je serai aussi malade que tu le voudras, mais pas maintenant…
La torche passait de main en main et, au contact de sa flamme, d’autres s’allumaient.
— Dansons à présent pour remercier les Éléments.
La voix de Joden ramena l’assistance aux réalités présentes. Des mains se joignirent. Les uns et les autres se mirent en place. Née du désordre, une harmonie s’esquissa. Je me joignis aux préparatifs de danse. Keir m’avait montré les pas et je m’étais entraînée avec lui jusqu’à les posséder parfaitement. Tous ceux qui étaient là nous imitèrent. Tous, sauf Marcus, qui demeura un peu en retrait, à nous regarder danser.
Keir me prit la main droite, et Prest apparut à ma gauche pour prendre l’autre. Rafe, Ander et Yveni nous suivaient. Simus s’était placé entre deux adorables guerrières avec qui il flirtait ouvertement. Atira et Heath ne dansaient qu’à deux, même si Heath semblait avoir eu toutes les peines du monde à convaincre sa belle de se prêter à ce duo. Bien des regards amusés suivaient leurs évolutions. Leur histoire d’amour tumultueuse était source d’étonnement et d’amusement dans l’abri d’hivernage.
Un tambour se mit à battre sourdement, et nous fîmes les premiers pas de cette danse lente et solennelle. Mon esprit en profita pour battre la campagne.
Aux premiers signes du printemps, nous nous mettrions en route pour Xy, avant qu’il ne me soit plus possible de voyager. Nous arriverions pour l’éclosion des premiers perce-neige dans les jardins du château. Car mon fils naîtrait au palais royal de Fort-Cascade au plus tard pour le solstice d’été, si je devais en croire les quelques theas qui avaient posé la main sur mon ventre.
Vents Sauvages avait demandé à hiverner en notre compagnie, ce qui m’avait surprise. Sa position n’avait pas changé, mais il m’avait indiqué qu’il accueillait favorablement cette occasion de discuter. Moi-même, je n’avais rien contre le fait de le connaître un peu mieux. Mais Keir, lui, refusait tout contact avec le Vénérable Prêtre Guerrier, et rien, semblait-il, ne parviendrait à le faire changer d’avis.
Le battement du tambour me ramena à la danse et à la nécessité de surveiller mes pas. Unis ensemble par nos mains jointes, nous tissions un motif en chantant, déposant par la même occasion dans la neige tous nos regrets, tous nos chagrins.
Quand nous aurions terminé, quand le rituel aurait été mené à son terme, nous nous rendrions aux tentes chauffées et illuminées pour l’occasion. Marcus nous servirait du kavage bouillant et des billes de gurt dont je ne pouvais à présent plus me passer. Et dès le lendemain, nous prendrions la route pour les terres de la Tribu du Tigre. Mais pas avant que j’aie pu passer la nuit dans les bras toujours accueillants de mon Seigneur de Guerre…
Dans la Grande Prairie, la coutume était de présenter un enfant nouveau-né aux Éléments et de tendre l’oreille pour les entendre prononcer son nom. Comme je l’avais annoncé à Reness et répété à Keir, il était hors de question pour moi de me plier à ces traditions. Personne ne me prendrait mon enfant des bras à la naissance, et je ne laisserais personne d’autre que moi et son père lui choisir un prénom.
J’y avais déjà réfléchi, et j’aimais beaucoup Xykeir – son – fils de Keir, de la tribu de Xy.
J’avais hâte de voir la tête d’Anna quand elle découvrirait les teintures tribales sur le bras de mon fils…
Nous continuions à danser d’un pas lent et régulier. La voix de Joden s’élevait dans la nuit et chantait le pardon de toutes les offenses, pour les morts comme pour les vivants.
Serrant la main de Keir dans la mienne, je lui lançai un regard à la dérobée et découvris qu’il me regardait lui aussi. Ses yeux posés sur moi étaient emplis de fierté, d’amour et d’espoir. Ainsi que d’une promesse.
Pour cette nuit que nous finirions ensemble.
Pour l’avenir qui nous attendait.
Et pour toujours.
Fin du tome 3